L'énumération est une figure de style très simple, qui permet des effets spectaculaires: elle consiste à énoncer les unes après les autres, les différentes parties d'un tout. Les écrivains classiques la placent volontiers dans un poème ou dans une tirade. Un vers de La Fontaine extrait de La Laitière et le pot au lait est souvent cité en exemple de l'admirable efficacité de cette figure économe en vocables. Cinq mots pour réduire à néant les espoirs de Perrette : "adieu veau, vache, cochon, couvée". Les romanciers ne sont pas en reste. Pensons à Flaubert qui a adopté le procédé dans L'éducation sentimentale afin de décrire avec rapidité les multiples actions précipitées d'un peuple révolté. L'auteur évoque ainsi la construction des barricades en février 1848: "les arbres des boulevards, les vespasiennes, les bancs, les grilles, les becs de gaz, tout fut arraché".
Quand l'énumération vise à l'exhaustivité, elle prend le nom d'inventaire. C'est le titre choisi par Prévert pour un poème de son recueil Paroles (1946), qui commence ainsi : "Une pierre deux maisons trois ruines quatre fossoyeurs". En 1978, Georges Perec, adepte des contraintes en littérature, a repris la technique en l'amplifiant. La publication de presque cinq cents flashs mémoriels de son recueil Je me souviens a été considérée comme un événement. C'était la première fois, sans doute, qu'une figure de style, systématiquement exploitée, engendrait tout un volume riche de significations. (Notons que Perec avait déjà adopté le procédé dans un de ses textes paru en 1975 : Tentative d'épuisement d'un lieu parisien).
Lorsque l'énumération a enflé, la liste est un autre de ses avatars. En 2009, Charles Dantzig est parvenu à assimiler les trois cents listes qui composent les huit cents pages de L'encyclopédie capricieuse du tout et du rien à une forme de prose poétique. Quand la syntaxe d'un ouvrage perd de son importance au profit du mot, ou du groupe de mots, la littérature se rapproche de la litanie.
Dans Le sel de la vie, ouvrage récemment publié, Françoise Héritier sensible à la fonction poétique de l'énumération, s'emploie à son tour à dresser des listes au rythme obsédant. [...]
L'ouvrage est composé de seize listes visant à donner consistance à cette expression métaphorique de "sel de la vie", que l'auteure a adoptée à la fois pour ses connotations gustatives et pour sa signification existentielle. Après tout, l'entreprise de Françoise Héritier la conduit à tracer son autoportrait. La première liste est datée du 13 août 2011 et la dernière du 10 octobre. Le livre est le journal intime d'une saison. Les premiers chapitres s'apparentent plutôt à des énumérations, comme de longues phrases dites d'un seul souffle ou à des « monologues murmurés ».
Article de Jeannine Hayat, critique littéraire en date du 18./11/2012 dans la version en ligne du Huffingtonpost.