Les enfants sauvages, surgis des marges de l’humanité, sont l’objet d’une inépuisable fascination. Ils réactivent les mythes de héros et de dieux nourris par des bêtes, mais aussi du monstre. La nomenclature de Linné, désignant ces figures inclassables comme « homines feri », tente d’en faire le chaînon manquant entre le singe et l’homme.
La figure de l’enfant sauvage interroge en effet les limites biologiques, éthiques, religieuses, de l’humain, notamment l’acquisition du langage. Des Lumières au romantisme, des cas réels de jeunes ensauvagés (Peter, Marie-Angélique, Victor, Kaspar Hauser…) ont passionné savants, philosophes et écrivains, qui ont cherché en eux la réponse aux grandes questions de leur temps sur l’homme naturel, la limite entre humain et animal, entre nature et culture, et sur la possibilité d’une éducation sans langage. Que le jeune sauvage soit issu d’une forêt (isolement naturel) ou d’un cachot (isolement artificiel), sa survie solitaire et son mutisme viennent remettre en cause les fondements même de la société. Beaucoup voient en lui une figure critique, une sorte de Huron autochtone.
Au cours du 19ème s., on est passé d’un questionnement anthropologique à une approche psychopédagogique et psychiatrique de ces enfants. Leurs troubles cognitifs n’apparaissent plus comme le résultat d’une improbable survie isolée, mais comme un handicap sensoriel ou mental (surdité, surdicécité, autisme). Le cas de Genie (1970), a constitué un nouveau tournant dans cette approche.Tragique par la double violence qu’elle exerce et qu’elle subit, la figure de l’enfant sauvage n’a cessé, jusqu’à présent, de nourrir l’imaginaire. Elle a irrigué un important courant de fictions pour la jeunesse, où l’ensauvagement prend la forme idéalisée de la robinsonnade ou de l’éducation animale (Le Livre de la Jungle, Tarzan). Les années 1960-80 ont renouvelé les représentations de la figure de l’ensauvagé et en ont proposé de nouveaux modèles, notamment avec les films de Truffaut sur Victor de l’Aveyron (1970) et de Herzog sur Kaspar Hauser (1974).
Mathilde Lévêque (23 novembre 2015). Enfants sauvages: représentations et savoirs. Le magasin des enfants.