L'art de la parole
HLP 1er semestre : Les Pouvoirs de la parole
Littérature
DÉBAT : FAUT-IL SE MÉFIER DE LA RHÉTORIQUE ?

Une condamnation sans appel


Dans ce dialogue, Platon met en scène une confrontation entre Socrate, le philosophe, et Gorgias, le sophiste. Socrate donne sans détour son avis sur une activité qu’il n’a cessé de combattre toute sa vie.


Socrate. J’ai peur que ce ne soit un peu brutal à entendre, si je dis la vérité […], ce que moi, j’appelle rhétorique relève d’une activité qui n’est pas des plus belles.

Gorgias. Quelle activité, Socrate ? […]

Socrate. Eh bien, d’après moi, Gorgias, la rhétorique est une activité qui n’a rien à voir avec l’art, mais qui requiert chez ceux qui la pratiquent une âme perspicace, brave et naturellement habile dans les relations humaines – une telle activité, pour le dire en un mot, je l’appelle flatterie. La flatterie comporte, à mon avis, plusieurs parties, différentes les unes des autres. La cuisine est l’une de ces parties : elle a l’air d’être un art, mais j’ai de bonnes raisons de penser qu’elle n’est pas un art, rien qu’un savoir-faire, une routine. La rhétorique aussi, j’en fais une partie de la flatterie, comme l’esthétique, bien sûr, et la sophistique : cela fait quatre parties, avec quatre objets distincts. Bon, si Polos veut en savoir plus, il n’a qu’à essayer de s’informer ; car je ne lui ai pas encore fait savoir dans quelle partie de la flatterie je dis que se trouve la rhétorique […].

Polos. C’est bon, je vais te le demander. Et toi, réponds : dans quelle partie ?

Socrate. […] La rhétorique est la contrefaçon d’une partie de la politique.


Platon, Gorgias, 463a-d, traduction M. Canto, © Flammarion, coll. GF, 1993, p. 158-159.



Focus sur... L’avertissement de Socrate


Deux modèles éducatifs s’affrontent

  • Gorgias est un « sophiste » : il pratique l’art des « longs discours », en général suivis d’ovations du public. C’est sous cette forme qu’il enseigne l’art de la parole.
  • Socrate est, pour Platon, la figure même du philosophe : il réclame une autre « méthode », le dialogue, un échange de questions et de réponses brèves. Pour lui c’est l’art authentique de la parole (la dialectique) qu’il faut enseigner aux hommes.
  • Si la rhétorique peut trouver grâce aux yeux des philosophes, c’est uniquement quand elle se met au service de la recherche de la vérité, mais ce n’est pas cet usage qu’en font les sophistes.

Apprendre à dialoguer

Pour des raisons morales
  • Dans un long discours, la relation qui s’instaure entre l’orateur et le public est une relation de force, malgré les apparences civilisées. Il s’agit de « subjuguer » le public, à tel point, remarque Socrate, que « quand on nous tient un long discours, nous en oublions le sujet » (Platon, Protagoras, 334c).
  • Dans un dialogue, au contraire, l’échange est fondé sur l’égalité et la réciprocité. Il ne s’agit pas de dominer mais d’avancer ensemble.
Pour des raisons logiques
  • Dans un long discours, le contenu est éclipsé par l’orateur qui exerce son charme. Les sophistes mis en scène par Platon affichent une certaine indifférence pour les contenus : ils se targuent de pouvoir défendre tour à tour des thèses totalement opposées.
  • Dans un dialogue, chacun est amené à présenter ses arguments pour confronter des opinions, permettre l’examen, l’enquête. Le dialogue stimule le désir de savoir (philo/sophia), alors que faire des discours, c’est, pour Platon, rester « en quête de combats et de victoires » (Protagoras).

En conclusion, dialoguer, c’est admettre que personne ne possède jamais la vérité tout seul : c’est l’examen qui apporte la connaissance. L’avertissement de Socrate n’est-il pas important à entendre aujourd’hui, alors même que les performances individuelles sont exaltées ?

La parole manipulée


Athènes a secouru les cités grecques attaquées par les Perses, lors des guerres médiques, au début du Ve siècle av. J.-C. Sortie victorieuse, elle prend l’ascendant sur la Grèce et mène une politique impérialiste. Sparte s’insurge contre cette hégémonie. Les Athéniens lui répondent lors d’une assemblée à Sparte.

« Notre courage à la guerre et notre esprit de décision, Lacédémoniens, méritent-ils une haine si excessive de la part des Grecs jaloux de notre empire ? Car cet empire, nous l’avons acquis sans avoir recours à la force. En effet, vous, vous n’avez pas voulu poursuivre à nos côtés la guerre contre les Barbares qui restaient encore en Grèce, et ce sont les alliés qui sont venus vers nous et nous ont eux-mêmes demandé de prendre le commandement. De fait, nous nous sommes retrouvés contraints de donner à notre empire son extension actuelle. Nous y avons été poussés par la crainte, puis par le souci de notre honneur et enfin par l’intérêt ».

Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, I, 75, traduction C. Laimé.

Pétrone, Satiricon

La défense de la rhétorique


Dans sa Rhétorique, Aristote veut se démarquer des traités habituels sur l’éloquence : loin de s’en tenir aux techniques de composition des discours, son projet est une vaste analyse de l’argumentation en général et des situations de parole.


De surcroît, il serait absurde, alors qu’il est honteux d’être incapable de se défendre physiquement, qu’il ne soit pas honteux de ne pouvoir le faire verbalement, mode de défense plus propre à l’homme que le recours à la force physique. Mais, objectera-t-on, user à des fins injustes de cette puissance du discours peut nuire gravement, à quoi l’on rétorquera que cet inconvénient est commun à tous les biens, excepté la vertu, et surtout aux biens les plus utiles comme la force, la santé, la richesse et le pouvoir. Qui en fait juste usage peut rendre les plus grands services, qui s’en sert injustement peut causer les plus grands torts.


Aristote, Rhétorique, Livre I, chap. 1, 1355a-1355b, traduction P. Chiron, © Flammarion, coll. GF, 2007.


L’utilité de la rhétorique


Jean de Salisbury est un intellectuel qui devient évêque de Chartres en 1176. Ses missions diplomatiques et ses charges religieuses le conduisent à défendre l’éloquence.


Tout comme, en effet, l’éloquence qui n’est pas illuminée par la raison est non seulement téméraire mais encore aveugle, de même, la sagesse qui ne tire pas profit de l’usage de la parole non seulement est faible, mais, en un certain sens, est mutilée : en effet, même si une sagesse sans parole peut être profitable à sa propre conscience, bien rarement et bien peu peut-elle être profitable à la société.


Jean de Salisbury, Défense de la logique (Metalogicon), Prologue I, 1.


La rhétorique comme arme de combat


Élu député en 1848, Victor Hugo s’engage contre la misère. Il se rend en février 1851 à Lille pour témoigner des conditions de vie des ouvriers du textile. Voici le discours qu’il écrit après sa visite.


La première cave où nous nous sommes présentés est située Cour à l’eau, n° deux. Je vous dis l’endroit. Bien que la porte fût toute grande ouverte au soleil depuis le matin, car c’était une belle journée de février, il sortait de cette cave une odeur tellement infecte, l’air y était tellement vicié que, sur sept visiteurs que nous étions, nous ne fûmes que trois qui pûmes y descendre. Un quatrième qui s’y hasarda ne put dépasser le milieu de l’escalier, et de même que cela était arrivé en 1848 au préfet de Lille accompagnant M. Blanqui, il s’arrêta comme asphyxié au seuil de la cave et fut obligé de remonter précipitamment. Nous trouvâmes dans cette cave au pied de l’escalier une vieille femme et un tout jeune enfant. Cette cave était si basse qu’il n’y avait qu’un seul endroit où l’on pût s’y tenir debout, le milieu de la voûte. Des cordes sur lesquelles étaient étalés de vieux linges mouillés interceptaient l’air dans tous les sens. Au fond il y avait deux lits, c’est-à-dire deux coffres en bois vermoulu contenant des paillasses dont la toile, jamais lavée, avait fini par prendre la couleur de la terre. Pas de draps, pas de couvertures. Je m’approchai d’un de ces lits, et j’y distinguai dans l’obscurité un être vivant. C’était une petite fille d’environ six ans qui gisait là, malade de la rougeole, toute tremblante de fièvre, presque nue, à peine couverte d’un vieux haillon de laine ; par les trous de la paillasse sur laquelle elle était couchée, la paille sortait. Un médecin qui nous accompagnait me fit toucher cette paille. Elle était pourrie. La vieille femme, qui était la grand’mère, nous dit qu’elle demeurait là avec sa fille qui est veuve et deux autres enfants qui reviennent à la nuit ; qu’elle et sa fille étaient dentellières ; qu’elles payaient dix-huit sous de loyer par semaine, qu’elles recevaient de la ville tous les cinq jours un pain, et qu’à elles deux elles gagnaient dix sous par jour. À côté du lit, près de l’enfant malade, il y avait un grand tas de cendre qui exhalait une odeur repoussante.

C’est de la cendre de tourbe que ces malheureuses familles ramassent et vendent pour vivre. Au besoin cette cendre leur sert de lit. Telle était cette cave.

Victor Hugo, « Les Caves de Lille », discours de 1851.


La rhétorique pour mieux communiquer


Une vérité scientifique, malgré sa valeur, peut ne pas être entendue ni acceptée. C’est à partir de ce constat que l’auteur présente dans cet ouvrage une « nouvelle rhétorique », conçue comme un traité dégageant les conditions pour réussir une argumentation, à l’oral comme à l’écrit.


Les auteurs de communications ou de mémoires scientifiques pensent souvent qu’il suffit de rapporter certaines expériences, de mentionner certains faits, d’énoncer un certain nombre de vérités pour susciter immanquablement l’intérêt de leurs auditeurs ou lecteurs éventuels. Cette attitude résulte de l’illusion […] que les faits parlent par eux-mêmes et impriment une empreinte indélébile sur tout esprit humain, dont ils forcent l’adhésion, quelles que soient ses dispositions. […] Il est vrai que ces auteurs, pour autant qu’ils prennent la parole dans une société savante, ou publient un article dans une revue spécialisée, peuvent négliger les moyens d’entrée en contact avec leur public, parce qu’une institution scientifique, société ou revue, fournit ce lien indispensable entre l’orateur et son auditoire […]. Mais tout le monde ne se trouve pas dans une situation aussi privilégiée. Pour qu’une argumentation se développe, il faut, en effet, que ceux auxquels elle est destinée y prêtent quelque attention.

Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, Éd. de l’Université de Bruxelles, 1992, p. 22-23.

Et aujourd'hui ? Mieux se défendre face aux discours


En 2011, j’ai monté un cours d’autodéfense intellectuelle, sur la base de ce que disait Noam Chomsky : « si nous avions un vrai système d’éducation, on y donnerait des cours d’autodéfense intellectuelle. » L’enjeu est d’apprendre à se méfier face aux discours potentiellement dangereux. […]

Les cours portent au début de l’année sur des thèmes très généraux, comme les arguments et la rhétorique – avec, dans ce cas, une partie théorique durant laquelle nous étudions les armes rhétoriques les plus fourbes, et une partie « active », où les élèves deviennent avocats et doivent défendre une personne qu’ils pensent innocente dans le cadre d’une histoire inventée, à l’aide d’armes rhétoriques. Lors de ce procès fictif, ils doivent dans ce cas se montrer le plus sournois et le plus trompeurs possible. […]

L’idée est de permettre aux jeunes de ne plus se laisser manipuler en règle générale. L’atelier aborde ainsi des thèmes plus spécifiques, comme les sciences (la manipulation, la vision des sciences donnée par les médias, certaines controverses comme les anti-vaccins…), la publicité mensongère, les théories du complot. Ce point n’était pas à l’origine dans le cours, mais je l’ai ajouté en 2012 après avoir entendu des discours complotistes, au hasard d’une conversation avec un élève qui croyait que le gouvernement américain avait organisé le 11 septembre.

Cette crédulité des élèves s’explique par le fait que leur esprit critique n’est pas encore formé, qu’ils nourrissent une défiance vis-à-vis des médias, qu’ils sont à un âge où ils sont attirés par les « vérités cachées », et parce que les théories du complot sont souvent créées par d’authentiques charlatans, doués pour la manipulation.

Je démonte avec les élèves tout ce qui appartient à la rhétorique de la désinformation : appel à l’émotion, fourberie argumentative, exploitation de coïncidences… Puis je propose aux élèves de créer leur propre théorie du complot, une méthode très efficace pour leur permettre de faire preuve d’esprit critique.

Concernant l’embrigadement, j’anime aussi un atelier qui porte sur les manipulations sectaires : nous y voyons comment fonctionne une secte, l’embrigadement… Il y a une application pratique : les élèves choisissent un thème et créent leur secte. J’avais choisi de ne pas parler de Daech : les élèves ont fait eux-mêmes le lien entre ce groupe terroriste et le phénomène sectaire, à partir des méthodes d’embrigadement étudiées auparavant. […]

L’école a un rôle important à jouer concernant le développement de l’esprit critique. Il est temps que nous nous y mettions, dans le cadre de l’éducation aux médias – en apprenant aux élèves à repérer les argumentations fallacieuses et les discours mensongers, et à faire un usage critique des médias, loin de la crédulité totale ou a contrario du rejet en bloc. Entre la naïveté et le scepticisme total, il y a l’esprit critique.


Sophie Mazet, propos recueillis par Fabien Soyez, www.vousnousils.fr, l’e-mag de l’éducation.

Le débat dans le groupe HLP2