« En quel sens peut-on dire que les mots ont du pouvoir ? »
A priori, il est bizarre de penser que les mots, qui ne sont pas des êtres vivants, exercent un pouvoir. Mais pourtant, le texte de Berkeley nous fait prendre conscience que les mots ont des effets qui échappent parfois au pouvoir de l’interlocuteur : ils peuvent éveiller en nous une passion, nous inciter à agir ou à ne pas agir, changer notre disposition. Les mots ont donc bien, en un certain sens, du pouvoir.
On pourra développer les exemples de Berkeley :
- « éveiller une passion » : dire « je t’aime » pour éveiller l’amour, ou dire « tais-toi » à quelqu’un qui veut s’exprimer pour éveiller la colère.
- « porter à une action ou en détourner » : inventer une menace pour détourner quelqu’un d’une action, ou promettre une récompense pour pousser quelqu’un à faire une action.
- « mettre l’esprit dans une disposition particulière » : dire « toi qui es intelligent, tu me comprendras » à son interlocuteur pour lui donner envie d’adhérer à notre propos, ou dire « attention » pour mettre quelqu’un dans un état d’alerte.
On peut aussi se référer à ce que la page 75 nous dit de l’apport de Pierre Bourdieu à cette réflexion (Langage et Pouvoir symbolique). On pourra aussi se rappeler ce que les textes p. 68, 69 et 70 nous ont appris sur la fonction performative du langage : les mots ont un « pouvoir symbolique » (l’expression est de Bourdieu) qui les rend aptes à un pouvoir équivalent à celui du faire :
p. 68 : Homère : 3. Le sceptre, qui symbolise le pouvoir royal d’origine divine, joue un grand drôle dans la prise de parole d’Agamemnon : il lui confère la majesté dont il a besoin pour se faire entendre, en plaçant ses mots comme sous la bénédiction d’une histoire sacrée.
p. 69 : Eschyle : La parole d’Athéna a ici d’abord la fonction de réaliser un acte : instituer le Conseil des juges. Il s’agit donc, selon le philosophe John Austin, d’un énoncé performatif. Cela dit, si la parole d’Athéna accomplit
bien ce qu’elle dit, elle prend aussi le temps de décrire en quoi consiste cet accomplissement. On peut donc argumenter que la parole d’Athéna a une double fonction, à la fois performative et constative.
p. 70 : Chrétien de Troyes : la parole a une fonction performative : en disant à Perceval qu’il lui « confère l’ordre le plus haut que Dieu ait créé au monde » (l. 6-7), le maître lui confère de fait cet ordre, le fait chevalier. Mais dans un second temps, la parole du maître a aussi pour fonction de décrire les missions du chevalier, à partir de « Beau-frère, souvenez-vous » (l. 8) jusqu’à la fin.
On pourra également étendre la question et s’interroger sur la notion de pouvoir – le pouvoir est exercé par une entité sur une autre entité – afin de cerner plus précisément les ressorts de ce pouvoir qu’on attribue aux mots : qui exerce du pouvoir sur qui ? Le concept de « porte- parole » développé par Bourdieu (cf p. 75) pourra être développé. On se demandera quel rapport les mots ont à leur auteur pour déterminer si celui-ci est toujours maître du pouvoir des mots qu’il emploie – parfois, les mots exercent un pouvoir dont leur auteur n’était pas conscient, ou qui outrepasse son intention.
Enfin, on réfléchira au statut évolutif de celui sur qui s’exerce ce pouvoir : s’il devient conscient des ressorts du pouvoir que les mots exercent sur lui, peut-il s’en émanciper ? En effet, le texte de Berkeley nous invite à prendre conscience des multiples intentions que nous mettons en œuvre quand nous parlons. En effet, nous sommes souvent mus par la croyance spontanée selon laquelle nous parlerions dans le but de délivrer des messages vrais, alors que souvent nos propos ont un objectif différent et parfois pernicieux. Le texte nous permet également de nous prémunir contre les propos des autres : en nous rendant capables d’identifier un discours visant autre chose que la communication d’une idée, il nous rend plus forts face aux tentatives des autres d’éveiller nos passions ou de nous persuader de commettre quelque chose que sinon nous n’aurions pas commis.